Le rythme du studio est celui du cycle scolaire. Comme les enfants, je démarre en septembre et l'été signe le début des vacances. En juillet, l'atmosphère est déjà différente. Les cours se vident un peu tandis que de nouveaux visages profitent de leurs congés pour venir à leur premier cours. De mon côté, j'entame les tâches qui sont devenues rituelles à cette époque de l'année : la préparation du planning de l'année prochaine et sa mise en ligne, les modifications du site, la vérification des derniers éléments de compta, etc. Encline à un sentimentalisme assez prononcé, cette période est aussi l'occasion pour moi de me retourner sur les mois écoulés. Chaque année, le même phénomène se produit. J'oublie la tension que ça représente de gérer sa propre entreprise, j'oublie les galères, les phases de doutes, la fatigue du corps. J'oublie tout ça et il ne reste qu'une seule chose : les gens.
La dimension humaine est ce que je mentionne en premier lorsque l'on m'interroge sur mon métier. Je ne pensais pas que ça prendrait une telle place. Tous les prénoms cités dans les lignes qui suivent sont faux afin de conserver l'anonymat car mon but n'est pas de distinguer des individus. Je souhaite, simplement, à ma façon, vous remercier pour l'âme que vous insufflez au studio et vous faire partager les petits tableaux de vie qui y ont lieu parfois.
Il y a celles et ceux qui viennent depuis plusieurs mois, plusieurs années et dont je me sens proche, sans pour autant que nous soyons amis. A quoi ça tient la proximité entre deux personnes ? Je ne sais pas. A pas grand chose, il me semble. Pour certains, je n'ai connaissance que du prénom et du nom. Je ne connais pas leur métier, je ne sais pas pas s'ils ont des enfants, où ils habitent et, pourtant, à chaque fois qu'ils franchissent la porte du studio, le sourire qu'ils m'adressent me semble terriblement sincère et ça me fait chaud au coeur. Pour la personne très pudique que je suis, constater que les mots ne sont pas nécessaires pour transmettre une émotion est particulièrement réjouissant. Je sais que je leur souris avec la même chaleur en retour. Au-delà de la douceur et la gentillesse, il y a tous ces moments que je garde précieusement tant ils m'ont faite rire ou inspirée.
Tableau n°1
Un soir, le cours allait démarrer. J'étais à mon bureau et Félicien enlevait ses chaussures. Je cherchais quelque chose dans mon sac et ma main est entrée en contact avec une nectarine achetée quelques jours plus tôt. Mon réflexe a été de partager cette information.
- "Je viens de retrouver une nectarine que j'ai achetée il y a 4 jours et que je n'avais pas enlevée de mon sac".
- "Heureusement qu'il est imperméable", m'a répondu Félicien.
Heureusement qu'il est imperméable. Je me permets de le réécrire parce qu'il m'a fallu une micro-seconde pour comprendre le trait d'esprit (j'ai été bercée aux bêtisiers où les gens glissent de leur chaise et s'étalent sur le sol, mon humour est donc très primaire). La finesse de cette blague m'a ravie. Je ne l'aurais jamais faite, parce que je n'y aurais jamais pensée. J'ai adoré ce moment.
Tableau n°2
Il y a un exercice que je propose souvent dans mes cours de pilates : traverser la longueur de son tapis sur la pointe des pieds. Généralement, j'enchaine avec une variante qui accroit le travail de proprioception : traverser la longueur de son tapis sur la pointe des pieds sans que personne ne vous entende vous déplacer. Ca n'a l'air de rien, et pourtant. L'épaisseur du tapis absorbe chaque pas et délivre ensuite le pied avec un petit bruit d'aspiration. Il s'agit de supprimer ce bruit. Pour cela, le pas doit être réalisé très lentement en décomposant toutes les étapes de déroulé. Nous étions donc à un cours de pilates et le 1er aller-retour sur pointe de pieds venait d'être effectué. J'ai enchainé avec cette consigne habituelle. "Vous recommencez mais vous faites en sorte de supprimer le bruit d'aspiration du tapis donc vous vous déplacez vraiment doucement". C'est bien simple, Albert a quitté son tapis pour se positionner juste à côté. Lorsque je lui ai demandé ce qu'il faisait, il m'a répondu qu'ainsi, il n'y aurait aucun bruit sur son tapis. C'est sûr.
Tableau n°3
Pendant un cours de yoga, j'ai fait une blague, de nature plutôt caustique puisque là est ma spécialité. Je ne crois pas que c'était un trait d'esprit renversant. D'ailleurs, ce soir-là, personne n'a ri. Sauf une personne. Une personne qui a éclaté de rire. Une personne qui a éclaté de rire et qui ne s'est pas arrêtée. Rapidement, j'ai vu que ce n'était pas vraiment lié à ma blague. Non, j'ai vu que cette personne avait très probablement passé une journée assez moyenne, qu'elle était toujours dans ses pensées, que ma blague l'avait prise par surprise et que c'était comme un ballon qui se dégonfle d'un coup. Partagée entre le doute (il ne me semble pas que ma blague était si drôle... Si ? Elle était si hilarante que ça ? Peut-être que je devrais me relever et la noter sur un papier) et l'amusement, j'ai bien évidemment ri à mon tour et je n'ai pas été la seule et c'était vraiment un chouette moment.
Tableau n°4
Toujours dans un cours de yoga, nous étions dans un enchaînement de postures assez exigeant. J'ai vu la concentration et l'investissement de la part des pratiquants. Comme à mon habitude, j'ai rappelé qu'à tout moment, cesser était une option. Poser les genoux, respirer, se mettre en posture de l'enfant. Quelques secondes plus tard, une élève a choisi cette voie, et elle a eu raison (à l'attitude du corps et aux expressions du visage, je parviens parfois à déceler si l'entêtement est une bonne idée ou non). Elle a dit merde à la difficulté, merde à cette petite voix qui insiste parfois pour que l'on poursuive sans que l'on sache très bien pourquoi. Tandis que tout le monde autour d'elle poursuivait, elle a posé les genoux, fermé les yeux et je l'ai admirée pour ça.
Tableau n°5
Cunégonde et Odin viennent depuis l'ouverture du studio. Ils sont en couple depuis 20 ou 30 ans (je ne sais pas exactement MAIS BEAUCOUP). Et leur complicité crève les yeux. Je suis quelqu'un d'assez fataliste (ça va avec l'humour caustique), aussi les voir si joyeux de se côtoyer m'apaise. Ils pratiquent côte à côte et, en savasana, il y en a toujours un pour poser le bout de ses doigts sur le bras ou la main de l'autre. Cette délicatesse me touche, je suis contente lorsqu'ils sont là.
Tableau n°6
En septembre 2021, Alfredine est revenue au studio et m'a demandé combien elle me devait pour les cours en ligne que j'ai donnés durant le confinement et la fermeture du studio. Je lui ai expliqué qu'après réflexion, j'avais opté pour la gratuité parce que trop compliqué de gérer les règlements entre ceux qui ont des cartes, ceux qui n'en ont pas, ceux qui ont rejoint les cours mais ne sont jamais venus physiquement au studio, etc. Alfredine a insisté pour payer. J'ai refusé catégoriquement puisque cela aurait été complètement injuste que certains règlent et d'autres non. Alfredine a, de nouveau, insisté. Alfredine a la tête dure. A court d'arguments, j'ai fini par lui dire que j'adore les marrons glacés et que si elle tient tant que ça à me remercier, elle n'a qu'à m'en offrir une boite ET MAINTENANT RANGE CE PORTE-MONNAIE ALFREDINE. Les mois ont passé. Un mois, deux mois, CINQ MOIS. En janvier 2022, voilà qu'Alfredine se pointe avec une boîte de marrons glacés. "Tu comprends, j'ai du attendre la période de Noël pour en acheter. Avant, impossible d'en trouver". Je n'ai pas besoin de vous expliquer pourquoi cette attention m'est allée droit au coeur.
Je pourrais continuer encore longtemps à vous décrire ces fragments que j'ai capturés dans ma tête mais je vais m'arrêter ici. Vous êtes déjà bien courageux d'avoir tenu jusqu'à cette ligne. Le studio n'est composé que de 4 murs avec un faux-plafond. L'essence du studio, en revanche, est faite de toutes ces petites anecdotes que vous créez. Merci pour cette 4ème année !